Nous sommes deux femmes de 38 et 37 ans, amies de longue date, Élodie Sueur-Monsenert, photographe et Nolwenn Lemesle, cinéaste.
Alertées par les conditions de vie des migrants, nous nous rendons dans la « Jungle » de Calais accompagnées d’un guide, le vendredi 27 Novembre 2015, dans le cadre de l’Appel de Calais. Notre but est de nous rendre compte par nous-même de la situation et d’en témoigner.
Nous sommes tout juste quinze jours après les attentats qui ont frappé Paris et le Stade de France à St Denis. Nous recevons encore chacune, les confidences de proches qui ont perdu l’un des leurs ou qui ont échappé à la mort.
Cette émotion, toujours vive au moment où nous entrons dans le bidonville, va entrer en résonnance avec celle du clan des Irakiens-Kurdes…
Nous accédons au bidonville par son entrée principale. En quelques pas, nous plongeons dans un autre monde avec la sensation d’avoir quitté la France. Nous suivons la route principale, gorgée de boue, parsemée de détritus, bordée de cabanes et de restaurants. Pendant un temps, nous ne croisons que des hommes, nombreux, et nous décidons de partir à la recherche des femmes et des familles.
C’est guidées par un drapeau français qui flotte au-dessus des cabanes, que nous sommes arrivés à eux, dans le quartier des irakiens-kurdes. Ako, leur leader, nous accueille chaleureusement : « Are you french ? Yes ? You’re welcome ». C’est lui qui s’est procuré le drapeau français au lendemain des attentats. Il y en avait un second qui n’a pas résisté aux intempéries des quinze derniers jours. Ako est fier de nous raconter qu’il a organisé une minute de silence à l’église en l’honneur des victimes des attentats. Nous comprenons que dans cette partie du camp, ils ont tous été persécutés par Daech qu’ils ont fui. Ils sont stupéfaits de voir Daech frapper ici aussi en France et se sentent en empathie avec les français. Nous en sommes profondément touchées.
Ako nous présente Haji. C’est un homme plus âgé que les autres, qui a combattu directement Daech. Il est affaibli, il vient de sortir de l’hôpital après sa troisième tentative de suicide qui a eu lieu la veille au soir. Il nous montre les documents délivrés par les urgences qui indiquent des troubles de la mémoire et un état dépressif… Haji n’est pas un cas isolé, les dépressions sont courantes dans le camp où les gens sont traumatisés, épuisés par leur voyage et leurs conditions de vie.
Enfin, il y a une famille : Karman, le père, Frishty, la mère, et leurs trois enfants âgés de 4 à 12 ans, Hamza, Wena et Shadi. Ils sont réunis devant leur cabane, autour d’un poêle sur lequel ils font réchauffer un peu de nourriture. Il n’y a presque rien à manger, pas même de quoi nourrir un homme. Nous nous regardons, nous nous sourions et nous savons aussitôt, Élodie et moi, que ce sont eux que nous sommes venus chercher. Les enfants nous adoptent immédiatement, sans laisser le choix à leurs parents. Nous sortons des bananes sur lesquelles les deux plus jeunes se jettent joyeusement. Ils ne parlent pas anglais, c’est Ako qui traduit pour nous.
Frishty nous fait visiter leur cabane, faite de parpaing et autres bois de récupération. Sur la façade, il est écrit à la bombe : « I see humans but no humanity ».
À l’intérieur, il y a deux petites pièces en enfilade, plongées dans la pénombre. Dans la première, des affaires de toilette, de quoi cuisiner de façon très spartiate. Dans la seconde, des couettes et couvertures empilées les unes sur les autres en guise de matelas. Ce lit de fortune prend toute la place et on devine que la famille entière y passe ses nuits. Karman nous dit que c’est un hôtel 5 étoiles pour lui. Nous ne doutons pas que lui et les siens aient connu pire encore pendant leur voyage jusqu’ici…
Ako et Karman nous laissent leurs chaises autour du poêle et nous invitent à nous asseoir avec eux et leurs deux voisins, une adolescente et son frère d’environ 20 ans. Ako nous raconte la peur d’avoir à envoyer ses enfants à l’école en Irak, à cause des bombes. C’est un homme cultivé, qui était enseignant et traducteur. Quand je demande à Karman où il veut aller maintenant avec sa famille, il me répond : en Angleterre. Ça fait déjà quatre mois qu’ils sont dans le bidonville et ils ne s’imaginent pas aller ailleurs. Ils ont de la famille là-bas. Je les imagine tous les cinq dont cette petite fille de 4 ans et ce petit garçon de 8 ans, faire le chemin depuis l’Irak, et je me demande comment ils ont pu arriver jusqu’ici… Les voilà à présent arrêtés à 50 km seulement de leur but qu’ils ne peuvent abandonner après tout le chemin parcouru et les sacrifices endurés.
Pour nous, il semble improbable qu’ils puissent passer en Angleterre alors qu’ont été dressées des grilles immenses dans lesquelles on ne peut même pas passer les doigts et qui sont surplombés de lames de rasoir. Ces murs infranchissables ont été financés par le gouvernement anglais. Élodie me fait remarquer qu’en y regardant de plus près, les fils portant ces lames ressemblent à des cœurs… Triste ironie.
Une idée émerge, très forte, à la vision des baraques, restaurants, hôtels, magasins qui fleurissent dans la boue du camp : celle que la majorité de ces gens ne sont pas de passage, mais en train de s’implanter malgré eux.
À l’image de Karman, Frishty et leurs enfants qui ne peuvent atteindre l’Angleterre et qui n’ont nul autre endroit où aller, ils se retrouvent bloqués dans ce bidonville au sein de la Patrie dite « des droits de l’Homme », dans une solitude immense.
Nolwenn Lemesle.